12 juin 2007

Jour de première

Dès qu’elle ouvrit les yeux, elle devina que c’était une journée grise. Elle souhaita juste qu’elle ne fût pas pluvieuse. Elle se leva difficilement en constatant qu’elle ne se sentait pas du tout reposée mais plutôt très fatiguée. Normal, depuis une semaine elle dormait très peu. Résultat, elle avait l’énergie d’un zombie… Elle se dirigea lentement vers sa cuisine. Effectivement, le ciel était couvert, les nuages bas et sombres. Elle ne voulait y voir aucun signe funeste.

Elle se fit un café, en sachant que cela augmenterait sa fébrilité mais elle tenait à son petit plaisir caféiné, se raccrochant à tout ce qui pouvait lui procurer un peu de plaisir. Elle n’avait pas faim mais se força à manger une banane. Elle ne pouvait pas se permettre de se laisser aller, de se faire happer par sa morosité. Même si cela lui semblait laborieux, il lui fallait faire preuve de gaieté, d’enthousiasme et ne pas se laisser encombrer l’esprit par les images du passé.
Elle n’aimait pas du tout ce qu’elle sentait gronder. Un sentiment lourd et pénible, tapi au creux de son cœur, un combat intérieur qui fomentait. Il n’était pas question de se laisser atteindre par cette noirceur.

Elle sentait sa peine qui au premier signe de relâchement de sa part se déverserait en un torrent de douleur nécessaire mais essayait péniblement de lui résister. Elle avait aussi annulé son rendez-vous chez sa psy. Pas question de réfléchir, d’analyser, de se demander comment elle se sentait. Elle ne voulait surtout rien sentir mais s’immerger dans ses eaux dormantes. Se geler le cœur et l’esprit, neutraliser toutes questions susceptibles de lui rappeler ce qui n’était plus.

Elle décida de ne pas débarrasser la table. Un peu de désordre donnait un aspect plus vivant à son appartement. Elle s’achemina vers sa chambre pour chercher son nez de clown. Tiens, il n’était pas à sa place habituelle. Pourtant hier soir il lui semblait bien l’avoir vu sur la commode. Elle le chercha un bon petit bout de temps en commençant à s’inquiéter de ne pas le trouver. Ce n’était vraiment pas le bon jour pour disparaître. Mais enfin où ce nez pouvait-il être passé ? Il devait bien être quelque part dans cette minuscule pièce. Pièce ? Plutôt un placard. Elle poussa un soupir de lassitude. Elle en avait marre de cette petite chambre, de ce petit appartement, de cette petite vie qui tournait sur elle-même comme un colimaçon. Cette métaphore la ramena trente ans en arrière. Elle se revoyait petite dans la maison familiale, se réfugiant tout en haut de l’escalier de verre en colimaçon lorsque ses parents se disputaient. Il était installé sous un puits de lumière. Lorsqu’on levait la tête la nuit, on pouvait y admirer le ciel étoilé. Il était à la fois son sas qui la protégeait des vibrations négatives de ses parents et son embarcadère pour les étoiles. Lorsque le ton montait et que les insultes devenaient trop violentes, elle s’y installait, levait la tête, choisissait une étoile et s’imaginait voler vers l’une d’elles pour ne plus rien entendre. Enfant unique, elle avait ressenti très tôt la nécessité de se trouver un rempart contre ces effusions régulières de haine. Elle avait trouvé comme refuge cet escalier et comme bouclier, l’humour. Quand elle les voyait se déchiraient, le tragique de la situation stimulait son sens du ridicule. Sa maison était un cirque, ses parents des clowns. Le clown blanc c’était sa mère, l’autorité, et l’auguste son père qui défiait cette autorité, se moquant de tout et surtout d’elle. De cette femme d’une grande beauté mais sèche et froide, d’une nature colérique et foncièrement insatisfaite qui passait son temps à donner des ordres à tout et chacun et à se plaindre d’une vie oisive et luxueuse. Son père prenait un malin plaisir à entretenir sa colère, minimisant ses plaintes et la ridiculisant sur sa conduite et ses propos. Cela se terminait toujours par une sortie théâtrale de sa mère qui partait prendre l’air en claquant la porte. Cassandre redescendait alors doucement pour s’en aller rejoindre son père qui embarrassé et penaud devant cette situation, tentait de la faire rire en exécutant quelques grimaces. Ses pitreries adoucissaient l’ambiance orageuse de cette maison et elle souhaitait toujours que sa mère ne revienne pas gâcher ces tendres moments de complicité.

Aujourd’hui elle avait comme refuge son nez de clown. C’est grâce à lui qu’elle était arrivée à trouver un sens à sa vie, à se sentir utile. Au grand dam de sa mère qui aurait aimé qu’elle fasse un métier plus honorable.

Elle repensait aux commentaires qu’elle lui avait dis hier soir d’un ton détaché. Remarques blessantes parmi tant d’autres. Phrases mesquines qui lui était tombé dessus comme un boule et qui lui avait encore une fois saboté sa confiance. Maigre confiance qu’elle n’avait jamais cessé de piétiner depuis sa plus tendre enfance. Elle s’était souvent demandé si toutes deux éprouvaient le même sentiment d’indifférence vis-à-vis l’une de l’autre, d’absence totale de proximité. Sa mère lui avait toujours fait l’effet d’être une étrangère, une simple génitrice. Elle avait essayé quelquefois de se rapprocher d’elle mais sa beauté intimidante, son attitude rigide et son manque de tendresse lui coupaient l’herbe sous le pied, lui donnant à chaque fois l’envie de se tailler. Quand elle lui avait fait part de son trac vis-à-vis de sa première, sa mère l’avait regardé avec un air incrédule. « Voyons ma chérie, ce n’est quand même pas Macbeth que tu vas interpréter ! Ce n’est qu’un numéro de clown. Et en plus pour les enfants. » « Non, maman, demain ce n’est pas pour les enfants que je joue, mais pour les adultes. C’est mon premier spectacle solo. Mais c’est vrai que cela ne fait que six mois que je te le répète. Entre tes séances chez l’esthéticienne et tes nombreux cocktails, cette information a dû te sortir de la tête. Et puis je ne suis que ta fille. Donc quelle importance? »

Elle l’avait regardé avec un air hautain, puis portant son verre de champagne à ses lèvres, elle avait pris une gorgée, prenant le temps d’avaler tout cela. Ce délicieux liquide et l’impertinence de sa fille. « Qu’est ce que tu racontes ? De toute façon, spectacle solo ou pas, quelle différence ? Ça reste un numéro de clown, non ? On dirait ton père, toujours en train de douter de tout.» Oui, elle tenait certainement plus de son père que de sa mère. Elle aurait bien aimé lui répondre qu’elle se réjouissait d’avoir hérité de sa joie de vivre, de son sens de la dérision et surtout de son empathie, ce qui lui faisait cruellement défaut. Mais elle avait préféré se taire, elle était lasse de lui faire la guerre.

Elle découvrit son nez au pied de son lit. Qu’est ce qu’il faisait là ? Ma parole, il était peut-être vivant… Elle le prit, l’embrassa, le mit dans son sac, s’habilla rapidement en jetant un regard au temps qui s’assombrissait de plus en plus, et se refusa à prendre son parapluie, défiant ainsi la pluie. Elle décida de marcher pour se rendre au théâtre, elle avait besoin de s’aérer la tête, de se dégourdir les jambes. Tout en déambulant dans les rues d’un pas rapide, elle s’attarda à détailler ce ciel chargé de nuages lourds et épais. Il s’y dégageait une certaine mélancolie mais en même temps une puissante énergie. Elle respira profondément pour chasser sa fatigue et se donner de la force. Elle se sentait beaucoup mieux, se félicita d’avoir opté pour cette petite marche de santé et se surprit à monter les marches en sifflotant.

Comme à chaque fois qu’elle se retrouvait dans une salle de théâtre, un agréable sentiment d’apaisement l’habita. Elle aimait arriver la première et pouvoir communier en toute tranquillité avec l’espace, écouter le silence des lieux, s’investir de la dimension invisible de la scène. Elle se dirigea vers la loge puis commença à s’habiller, prenant le temps de se glisser dans la peau de son personnage. Elle s’assit pour se maquiller et sortit de son sac son nez de clown.

La mine ébahie et éblouie de son père de la découvrir en clown, la première fois, lui revint à la mémoire. Pourquoi était-il parti avant d’assister à son premier spectacle solo ? Celui sur lequel il lui avait donné tant de conseils. Celui par lequel ils s’étaient retrouvés et réconciliés. L’annonce de sa mort une semaine avant, l’avait prise par surprise et laissée complètement déstabilisée. Elle ne savait trop comment interpréter ce départ inattendu et brutal et tachait de ne pas se livrer à une telle analyse, essayant de se concentrer avant tout sur son spectacle. Mais elle se sentait abandonnée. Malgré lui, il lui avait tout appris. Bien qu’elle lui en ait voulu pendant près de vingt ans d’avoir déménagé au bout du monde et de l’avoir laissé à sa mère lorsqu’il en avait divorcé, il n’avait jamais cessé d’être pour elle une source d’inspiration. Elle l’avait toujours admiré, et espéré qu’il l’admire tout autant.

Elle sentit une boule dans sa gorge. Allons, ce n’était pas le temps de penser à tout ça…. Il fallait qu’elle se prépare, et surtout qu’elle soit tout à son personnage. Elle commença à se faire une italienne tout en se maquillant, essayant de se concentrer sur la précision des traits afin de chasser sa tristesse. Quand elle eut terminé, elle prit tendrement son nez. Il était temps de faire naître son clown. Elle ferma les yeux, baissa la tête, respira longuement, compta jusqu’à trois et se regarda dans le miroir. « Bonjour ! » Elle s’envoya un sourire, se fit quelques grimaces. Attention au faux clown, lui aurait dit son père. Ne tombe pas dans la caricature, ne disparaît pas derrière ton maquillage, utilise ton moi profond. Va chercher ton enfant, et surtout va à l’essentiel.
Elle écarquilla les yeux puis recula d’effroi, étonnée et surprise de voir son reflet.

Mais qui donc se cachait sous ce masque ? Qui était-elle vraiment ? Pourquoi s’accrochait-elle à ce nez ? Était-elle un vrai clown ? Se voyait-elle faire le guignol jusqu’à quatre-vingts ans ? Voyons, ce n’était pas le moment de tout remettre en question. Soudainement, elle n’était plus très sûre de ce nouveau numéro qu’elle venait de monter et regrettait son public d’enfant. Pourtant, depuis un mois qu’elle le répétait, elle n’avait jamais douté de son succès. Elle s’envoya un petit sourire moqueur « Tu ne penses tout de même que tu vas gâcher ma première. Allez ma grande, ressaisis-toi. Le numéro du clown triste c’est pas pour tout de suite. »

Elle connaissait bien ces remises en questions de dernière minute, l’angoisse de ne pas être à la hauteur, ces doutes affreux qui lui donnaient envie de tout annuler. Pourtant, elle avait beau se poser mille et une questions, être liquéfiée par la peur, elle savait que là était sa vie. Sous ce nez. Elle ne savait et ne voulait rien faire d’autre. Même si elle avait du mal bien souvent à joindre les deux bouts, à jongler quotidiennement avec le peu d’argent que lui procurait ce métier, elle s’y accrochait. Elle aimait extraire la drôlerie des gestes et des scènes quotidienne, qui une fois grossis devenaient comiques et absurdes, chercher pendant des semaines des manières de surprendre, d’émouvoir, travailler sur les contrastes des émotions, décomposer avec précision chaque mouvement, dépouiller son jeu pour aller à l’essentiel.

Le défi de ce métier la stimulait. Le rire était quelque chose de délicat et de fragile, tout comme elle. Son père lui répétait souvent cette phrase de Buster Keaton. « Un clown est comme une fleur fragile qu’il faut soigner avec beaucoup de tendresse. »

Quand elle se retrouvait en clown, elle perdait toute pudeur, retrouvait son enfance et sa naïveté, se donnait entièrement. Elle se permettait de se moquer sans aucune retenue des failles des hommes car le clown est de tous les masques le plus cruel dénonciateur des travers humains. Elle adorait répondre à un rire, un éternuement, une chaise qui bouge, un plancher qui craque. C’était là seulement, sous ce nez, qu’elle arrivait à cohabiter avec la poésie et la magie.

Même si elle s’était longtemps refusé à l’admettre, elle faisait aussi ce métier pour plaire à son père. Elle avait voulu être ce qu’il aurait dû devenir. Mais, dans sa famille, on était avocat de père en fils, pas clown. Pourtant dans sa tête et dans sa vie, il en avait toujours été un. Lors de ses plaidoyers, il séduisait et amusait tout le monde par ses entrées théâtrales, ses réparties savoureuses, ses répliques inattendues qui déroutaient ses adversaires.

À la maison, il délaissait toute cette intellectualisation et s’exprimait par son corps, en mimant, dansant, faisant semblant de rater tout ce qu’il faisait. Ce qui exaspérait sa femme et faisait rire sa fille. Ses bouffonneries l’éloignaient de l’une et le rapprochaient de l’autre.

Elle se leva, pour faire quelques étirements et se dirigea vers le rideau pour sentir l’énergie de la salle. Le brouhaha de la foule laissait deviner que les gens étaient nombreux, agités, de bonne humeur.

Jusqu’à présent, elle n’avait avait toujours été que le clown de reprise, reprenant les blagues, les phrases, les grimaces de son père. Aujourd’hui qu’il n’était plus là, elle prenait son relais. Peut-être avait-il fallu qu’il parte pour qu’elle trouve réellement son clown. Cette idée ne lui était jamais venue à l’esprit. Elle sentit l’angoisse monter lorsque Michel vint l’avertir qu’on pouvait commencer.

Elle fit des exercices de respiration, tenta de se vider la tête, mais l’image de son père ne la quittait pas. Elle n’avait jamais senti sa présence aussi forte que maintenant. Finalement, il était venu. Une bouffée d’allégresse l’inonda. Elle se sentit plus vivante que jamais. Elle allait le retrouver dans cette autre dimension qui ne connaissait aucune frontière. Elle se dirigea nerveuse mais confiante vers le rideau. Michel lui envoya le signal. Elle prit une grande respiration puis s’avança sur scène, un sourire accroché à ses lèvres. « Bonjour, vous allez bien ? Moi je vais bien. Je vais très très bien. Je vais tellement bien que je ne doute plus du tout ! »
Par Anik

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