12 juin 2007

La mémoire du clan

Louise était la gardienne de la pérennité. Toutes les mères le sont. Elle se savait dépositaire de la mémoire du clan. Sans mémoire, sans histoires dans lesquelles se reconnaître, son clan disparaîtrait. Il s’éteindrait, exsangue de ses propres souvenirs, arraché de ses racines. Cette profonde conviction, Louise l’avait acquise à la mort de ses parents quand, confrontée à leur brutale absence, elle n’avait trouvé que silence en réponse à ses questions. Elle s’était alors promis de prendre soin des histoires de famille pour les siens à venir. C’est ainsi que mère à son tour, tout naturellement, Louise devint une mère conteuse.

La tradition qu’elle instaura était l’histoire fondatrice de chaque enfant. L’histoire de sa naissance et des circonstances qui l’entouraient était contée à l’enfant dès qu’il était en âge de la comprendre. Puis, à tous les anniversaires, juste avant d’allumer les bougies, Louise s’installait entourée des siens et reprenait l’histoire fondatrice de l’enfant fêté. Trois naissances, trois histoires.

Elle avait cru que les enfants se lasseraient de cette habitude. Pourtant, bien après qu’ils furent devenus grands, chacun d’eux, le jour de son anniversaire, attendait encore avec impatience le moment où Louise commencerait son récit. L’histoire de la naissance de son fils aîné prenait un sens particulier pour elle. Elle révélait l’origine même de son sentiment maternel.

Tu n’avais alors que quelques jours de vie. On m’avait dit que nous, les femmes, étions bâties pour ce rôle. On m’avait dit que tout me viendrait naturellement, à point nommé. Je me retrouvais devant ce berceau, cadeau de ton grand-père ébéniste, à contempler un petit étranger qui y sommeillait doucement. Tout le poids de ta petite existence se retrouvait soudain sur mes épaules. Ta poitrine se soulevait à peine au rythme de ton souffle. Sans défense aucune, tu n’avais que tes parents pour tout rempart devant cette vie immense. Pourtant, j’avais peine à relier cet enfant joufflu et rose à ces vagues qui déformaient mon ventre quelques jours auparavant. Rien dans mon âme ne m’attachait à ton nom. Je n’arrivais pas à donner de sens à cet être vivant qui prenait, tout à coup, tant de place. Jusqu’au jour où, entrée dans ta chambre, je surpris la vieille chatte dans ton berceau, paresseusement étendue sur toi.

Instant de panique. Je me suis précipitée sur elle, je l’ai saisie par la peau du cou et lancée rageusement hors de la pièce. Tu étais là, toujours vivant, les lèvres bleuissantes, le visage empourpré et les yeux comme des appels au secours. Ton souffle revenu, tu as hurlé ta détresse. Je t’ai pris dans mes bras et je t’ai bercé jusqu’à la nuit pour me rassurer dans ta chaleur. C’est alors que je t’ai reconnu comme mien. Ce soir-là, les vagues de mon ventre résonnèrent de l’écho de ton nom. Pour la première fois, je t’ai appelé, j’ai prononcé ton nom. Ce soir-là, Charles, nous avons fait nôtre ce lien de sang.

Toutes les histoires des naissances s’étaient enrichies de détails au fil des ans, certains dramatiques d’autres plutôt cocasses. La contribution paternelle y était pour quelque chose bien sûr, mais également celle des enfants qui, en grandissant, prenaient goût aux anecdotes familiales. Son tour venu, Daniel, le cadet, encaissait placidement les boutades de son frère sur sa lenteur proverbiale. Il était né deux semaines après son terme et, lambin incorrigible, il traînait toujours un peu derrière les autres. « Daniel, même avant sa naissance il se dépêchait lentement ! En fait, il a deux vitesses, la lente et la très lente ! », lançait Charles. Marianne, pour sa part, avait eu une naissance qui tenait du miracle. Elle avait lutté pour survivre et avait gagné sur la mort malgré les pronostics des médecins qui ne lui donnaient que quelques jours à vivre. D’après son père, cela expliquait pourquoi elle était une battante et pourquoi ses frères n’avaient jamais eu le dessus sur leur petite sœur.

Invariablement, ces histoires débordaient du rituel établi. Elles se terminaient dans les éclats de rire et la confusion la plus totale, tout le monde cherchant à parler en même temps, chacun y allant d’une anecdote ou d’une raillerie envers le héros du jour.

La mort du père survint subitement alors que Marianne avait à peine douze ans. La disparition de son mari plaça Louise de nouveau devant l’importance de perpétuer la mémoire familiale dont elle se trouvait, désormais, la seule détentrice. D’autres événements entrèrent donc dans l’histoire de la famille, portés par ce besoin qu’éprouvait cette femme de paroles de conter ses bonheurs autant que ses peines ou ses désarrois. C’est ainsi que chacun des enfants, au gré d’un tête à tête avec Louise, se vit raconter des épisodes de son enfance qui avaient un jour bouleversé sa mère.

Le hasard d’une rencontre ou un lieu évocateur déclenchait en elle ces bribes de souvenance qu’elle s’acharnait à ancrer au cœur de la mémoire du clan. Au cours d’une promenade qui les avait menés devant l’ancienne école de Charles, Louise lui rappela ce moment précieux où elle découvrit la vraie nature de ce fils un peu rebelle.

Je me souviens combien tu étais devenu secret à l’adolescence. J’avais beau déployer l’arsenal complet des « amorces du dialogue » dictées par le guide Survivre à l’adolescence de vos enfants, rien n’y faisait; tu demeurais emmuré dans ton silence hormonal. Ce jour-là en rentrant de l’école, comme à ton habitude, tu es monté à ta chambre dans le mutisme le plus complet. Quand je t’ai demandé comment s’était passé ta journée, j’ai eu droit à quelques grognements intraduisibles. Cependant, peu après le souper, un homme s’est présenté à la porte. C’était monsieur Dubé, le père du jeune Richard Dubé qui fréquentait ton école. Il demandait à te voir. À cet instant précis, je dois t’avouer que les pensées qui surgirent dans mon esprit n’avaient rien de flatteur à ton endroit. Souviens-toi comme tu étais tapageur à l’école.

Pour qu’un père veuille régler un problème en personne avec toi, ce devait être très sérieux. Tu avais dû semer désordre et pagaille parmi tes camarades, écorchant son fils au passage. Des mots comme « bataille », « intimidation » et « lâcheté » fusèrent de votre discussion et semblèrent me donner raison. Je redoutais déjà l’inévitable entretien que j’aurais avec le père en colère, où il faudrait démontrer de la compassion pour son petit malmené et de la sévérité envers toi, gravement fautif. Étrangement, le ton de votre conversation demeura cordial.

De fait, ce fut monsieur Dubé qui m’asséna lui-même le poids de mon jugement hâtif. Il m’expliqua qu’il était venu te remercier d’avoir pris la défense de son fils bousculé par des plus grands dans la cour d’école. Tu t’étais courageusement interposé entre les voyous et le petit, les sommant de s’en prendre à quelqu’un de leur taille et de leur âge. Devant ta détermination, ils avaient abandonné et s’étaient enfuis. Il me fallut plusieurs secondes pour réaliser que le jeune héros dont il était question, c’était toi, mon propre fils, celui-là même qui me toisait d’un œil narquois, plutôt fier de lui. Je pris subitement conscience qu’à mon insu tu étais devenu un homme.

Que l’impétueux Charles se mesure à des voyous n’avait rien d’étonnant pour Louise. C’était sa nature. Daniel cependant, peu enclin à la témérité, avait habitué sa mère à une certaine quiétude. C’est pourquoi ses rarissimes mésaventures s’inscrivirent dans les annales familiales. À l’occasion d’une journée dans les magasins bondés, en compagnie de son fils, Louise se mit à raconter à Daniel comment elle avait vécu les quinze minutes les plus longues de sa vie.

Tu venais tout juste d’avoir quatre ans. Nous nous trouvions dans un grand magasin semblable à celui-ci, la veille de Noël. Marianne, encore toute petite, était assise dans le siège du chariot tandis que Charles et toi marchiez à mes côtés. La foule était fébrile, impatiente et très serrée. À tout moment, quelqu’un butait sur le chariot, pressé de payer ses achats et de sortir de cette cohue.

Puis, j’ai remarqué ton absence. J’ai d’abord cru que tu traînais derrière, mais j’ai vite réalisé que tu avais bel et bien disparu. Dès cet instant, un grand malaise s’abattit sur mes épaules comme une chape de plomb. Un souffle glacé passa sur ma nuque alors que mes joues incendiées se couvraient de sueur. Mes jambes ne m’appartenaient plus. Ma poitrine oppressée avait peine à contenir mon cœur qui hurlait déjà sa longue plainte silencieuse. La bouche sèche, une immense boule dans la gorge, je regardais partout, te cherchant parmi tous ces grands, toi, mon tout-petit. J’errais dans le magasin, hurlant ton nom, poussant le chariot à toute vitesse au risque de renverser quelqu’un. Charles avait peine à suivre. Des histoires sordides d’enlèvements d’enfants me remontaient dans la gorge comme une nausée. Le désespoir gagnait sur ma raison.

Je t’ai cherché dans cet état de panique pendant plus de quinze minutes. Les employés et les clients participèrent aux recherches, mais sans succès. Plus le temps passait, plus j’étais convaincue de t’avoir perdu pour toujours. J’étais défaite, en larmes, prête à appeler les policiers quand tu surgis de l’arrière d’un étalage de vêtements, entre deux manteaux, le sourire éclatant. Tu accourais vers moi, fier d’avoir tenu si longtemps sans trahir ta présence. « Z’étais bien cassé, hein maman ? » En cette veille de Noël, tu as fini les courses, coincé au fond du chariot, attendant que le bonheur de te retrouver me ramène à de meilleures dispositions.

À l’exemple de ses frères, Marianne portait son lot d’exploits dignes de figurer dans un récit de leur mère. Mais les longues nuits de Louise passées au chevet de sa fille à frôler l’irréversible, à la soutenir dans sa perpétuelle lutte pour sa survie, prenaient trop de place dans son âme pour qu’elle les passe sous silence.

Enfant, tu faisais des fièvres inexpliquées et imprévisibles, qui te clouaient au lit plusieurs jours durant. Quand tu t’éveillais la nuit, brûlante, le corps tremblant, la peau irritée et douloureuse, le délire dans la tête et la folie au bord des lèvres, plus rien n’existait pour moi que ta douleur. Je m’asseyais au bord du lit, rafraîchissant de compresses humides ton petit front bouillant. Je te parlais à l’oreille aussi doucement que possible. Combien de fois avait-il fallu me résigner à plonger ton petit corps fragile dans un bain d’eau glacée ? Combien de nuits à me faire violence, à me durcir le cœur pour ne pas entendre tes hurlements ? Combien de nuits passées ainsi ? Si pour un temps la fièvre gagnait sur mon acharnement, je m’agrippais à ton regard comme une noyée à une épave, désespérant de t’y trouver engloutie dans la déraison. Au milieu de tes bêtes fantasmagoriques et effrayantes, des profondeurs de ton délire, tu émergeais parfois, t’amarrant à mon regard. J’espérais alors que tu y puises la force de chasser les monstres hors de ta nuit.

Quand les créatures quittaient enfin la chambre de Marianne, quand la fièvre cédait le pas à l’apaisement, la délivrance qu’elle lisait dans les yeux immenses de sa mère lui disait la peur de la perdre. Elle lui disait la terreur de la mort et l’humanité de cette femme. Sourdement, elle lui disait son amour infiniment maternel.

Un jour, Charles annonça la venue de son premier enfant. Ce petit serait le premier de sa génération. Louise ne le connaîtrait jamais.

Une courbe aveugle, une glace noire, un chauffard, une déflagration fracassante, son corps broyé, son âme désormais sans voix. L’accident, d’une violence inouïe, l’avait emportée alors qu’elle se rendait faire la connaissance de son premier petit-fils, Antoine.

Dès lors, un insupportable silence s’est abattu sur la famille. La femme de parole n’était plus. La mère conteuse ne raconterait plus. L’absurdité de sa mort précipitait le clan dans un gouffre sans repères. Lorsqu’elle est disparue, c’est la mémoire qui s’est arrachée, le clan qui s’est amputé de son âme.

Pendant quelques années, les trois enfants avaient continué à se fréquenter de loin en loin. Les anniversaires leur offraient des occasions de se rencontrer, mais le cœur n’y était plus et les histoires non plus, chacun demeurant en lui-même, replié sur sa douleur.

Puis, le jour du quatrième anniversaire d’Antoine, juste avant d’allumer les bougies, la voix chaude et grave de Charles s’éleva au milieu des siens. Il fut question d’une femme extraordinaire, d’une grand-mère conteuse, de son héritage inestimable. Il fut question de naissances, de racines, de famille. Daniel et Marianne racontèrent à leur tour leur souvenance du clan, les histoires qui avaient forgé leurs liens.

Ils avaient enfin compris qu’ils portaient en eux les histoires de Louise et que ces liens se perpétueraient au-delà de leur propre existence. Cela faisait d’eux les nouveaux gardiens de la pérennité. La mémoire arrachée leur était rendue.

Par Marise

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