10 mai 2007

Sans titre

Il est 21 h 35, Sonia écoute distraitement le professeur donner les dernières consignes pour le travail à remettre la semaine prochaine. Elle regarde autour d’elle et se pose toujours la même question : « Pourquoi les gens s’assoient-ils toujours à la même place d’une semaine à l’autre? C’est peut-être un bon sujet d’écriture? » Les gens commencent à ranger cahier et crayon dans leur sac, mettent manteaux, tuques et foulards. Sonia suit le flot humain qui s’engouffre dans le corridor vers la sortie. Elle se demande si la pluie de tantôt s’est transformée en tempête de verglas, tel que les météorologues l’ont annoncé. Elle se met dans ligne pour payer son droit de stationnement, ça fait cinq bonnes minutes que la personne devant elle essaie de payer avec sa carte de guichet et n’y parvient pas. « J’ai encore choisi la mauvaise file », se dit-elle. Elle attend devant le deuxième appareil, paye, sort à l’extérieur et se dirige vers sa voiture. Elle constate que tout est glacé et qu’il lui faudra encore une fois gratter le pare-brise. Même en avançant à petits pas, elle sent ses pieds partir et se retrouve par terre bien malgré elle. Vite, elle se relève, se demande si quelqu’un l’a vue, mais s’aperçoit qu’elle n’est pas la seule dans cette situation. Elle presse le pas, démarre la voiture, met le chauffage au maximum pour se faciliter la tâche. « Zut! J’ai encore oublié mes gants. Maudite température de c… du Québec. Le retour à la maison va être long. » Sa voiture est stationnée sous un lampadaire, heureusement elle pourra y voir clair. Elle prend le grattoir et entreprend le long travail. Le lampadaire s’éteint juste à ce moment. « Mauvaise file d’attente, lampadaire qui s’éteint, coïncidences ou est-ce les astres qui essaient de me dire quelque chose? », pense-t-elle. Elle a cette impression de déjà vu. Les doigts gelés, elle se met au volant. Elle attend le feu vert. Elle remarque un bus venant de la droite qui prend son élan pour traverser l’intersection. Elle entend klaxonner, puis BANG! Le véhicule de derrière n’a pu s’arrêter et le véhicule de Sonia est projeté devant le bus. Collision côté passager. Les deux véhicules terminent leur course sur une clôture. Le véhicule de Sonia est coincé. Quelqu’un tente de lui parler, mais Sonia ne réagit pas. Elle entend parler, mais c’est comme si elle était à l’extérieur de son corps. Elle entend « Les secours ont été appelés, on va vous tirer de là. » Elle entend des bruits étranges, de la machinerie, des éclats de verre. Quelqu’un est derrière elle, lui prend la main, tâte son cou, cherche son pouls. Elle entend crier « Elle est en vie. » On la soulève. Elle est dehors, elle sent la pluie froide sur son visage. On la couche, on lui parle, mais elle ne peut répondre. Elle a mal. Elle entend les sirènes, puis plus rien.


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Elle entend une douce musique. Elle ouvre un œil, le referme aussitôt. Elle se demande où elle est, puis se souvient. « C’est curieux je n’ai plus mal. Je dois être à l’hôpital et on m’a donné quelque chose pour la douleur. Je suis en train de planer? Mais qu’est-ce que cette musique? » Elle ouvre à nouveau les yeux, seule une lumière blafarde l’enveloppe, comme si elle était dans un nuage. « Mais, je rêve, lumière, musique; je suis peut-être au ciel? Ben, voyons donc pauvre innocente. » Elle se lève et distingue au loin une ruelle. Ses pieds avancent sans qu’elle leur en donne la commande. Elle est seule. Elle s’arrête devant une porte d’un très vieil édifice en pierre. Sa main agrippe la poignée, Sonia tente de résister sans succès. La porte s’ouvre sur un vestibule. Elle entre. Cet endroit lui rappelle quelque chose. À sa gauche, une grande fenêtre où pénètre le soleil qui donne sur un petit jardin. « Impossible, se dit-elle, dans la ruelle tantôt le mur de l’édifice semblait sans fin ». C’est comme si elle avait pénétré dans un autre monde. Le vestibule se déverse dans une pièce plus grande. À sa droite, proviennent des bruits de conversations et des éclats de rire. Sonia avance avec précaution. Mais, enfin où est-elle? Il n’y a personne pour lui répondre. Dans l’air flottent des effluves qui lui rappellent curieusement lorsque sa mère préparait son gâteau au chocolat préféré. Elle s’approche. Les lumières sont éteintes, des voix d’enfants chantent « Bon anniversaire ». Le mur du fond n’en est pas un, c’est un grand écran où elle voit des gens, comme si c’était un film. Elle constate qu’elle connaît ces gens. La fillette blonde, c’est elle, entourée de ses parents, de son frère et de ses amies. C’est son anniversaire. Maman apporte un gros gâteau au chocolat où plusieurs bougies romaines font des étincelles. Le goût du glaçage au beurre lui vient immédiatement à la bouche.

Sonia fait le tour de la pièce. Elle reconnaît plusieurs objets familiers. Sur un crochet, un feutre tout mou, troué, décoloré, celui que son père affectionnait tant. Elle le prend dans ses mains. Elle entend des bruits de pas dans la forêt, les branches qui craquent, l’odeur du sapinage. Elle lève les yeux et voit son père coiffé de son vieux feutre marcher dans le petit sentier près du chalet, sifflotant, sa canne à pêche dans une main et une brochette de petites truites dans l’autre. Quel festin ils faisaient tous les deux après ces pêches miraculeuses.

Sur le crochet voisin, un fichu, celui qu’elle avait apporté de Chine pour sa mère, en soie rouge avec des broderies de jolis papillons. Elle le prend, le porte à sa figure, hume le parfum de rose qui l’imprègne encore. Elle entend rire, ce rire cristallin, absent depuis si longtemps. Elle reconnaît sa mère dans des jours meilleurs, avant qu’une maladie affreuse ne la ronge et ne la transforme à jamais. Elle ferme les yeux, qui se mouillent à l’évocation de ces bons moments.

Sur une table, un cahier, elle l’ouvre, tourne les pages. Elle reconnaît l’écriture de sa grand-mère, elle lit quelques mots. Tout à coup, c’est la voix de sa grand-mère qu’elle entend. Elle la voit en train d’écrire dans ce cahier, lisant à voix haute quelques lignes écrites à la lueur d’une bougie. Elle est toute jeune, vêtue de noir. Elle dit tout haut sa peine d’avoir perdu son dernier enfant, mort-né, la sage-femme qui n’a pu le sauver et le médecin qui était parti s’occuper d’une autre femme. Elle rage contre son mari qui l’a abandonnée au moment où elle en avait le plus besoin. Elle crie. Elle sait qu’il ne lira probablement jamais ces lignes. Il est à la guerre, porté disparu depuis des mois. Elle se blâme, se reproche son impuissance. Elle pleure et les larmes tombent sur les pages du cahier. Sonia peut voir où l’encre a coulé. Sonia referme le cahier, le remet à sa place et aussitôt la voix s’éteint.

« Mais où suis-je donc? Pourquoi est-ce que je vois ces images des gens que j’aime? Je me souviens de l’accident, des sirènes, mais est-ce que je suis en train de revivre ma vie avant de mourir? » Un cri, est-ce le sien? Elle entend la mer, le bruit des vagues qui déferlent sur une plage. Elle sent l’air marin. Elle voit la mer qui s’étend devant elle, un coucher de soleil magnifique. Elle entend les cris des goélands, le vent qui siffle. Elle voit le sable se soulever, tourbillonner, prêt à s’élancer pour fouetter ses jambes nues. Elle le voit, qui est-il? C’est un visage familier, mais elle ne peut l’identifier. Il est beau, sa peau prend une teinte dorée dans la lumière du soleil qui baisse à l’horizon. Ses yeux noisette la charment instantanément. Les petites rides aux coins de ses yeux trahissent son âge. Son sourire est tendre, invitant. Ses cheveux sont parsemés de fils blancs et sa barbe naissante luit au soleil. De petits cristaux de sel se sont formés sur les poils de ses bras. Sonia s’approche, il sourit, elle lève la main pour toucher ce beau visage et se retrouve aussitôt devant lui. Elle le touche vraiment. Elle sent l’eau sur ses pieds et laisse échapper un cri de surprise. Son prince charmant rit, un rire enveloppant, chaleureux. Il la prend dans ses bras, pose ses lèvres sur les siennes, tendrement, voluptueusement. Sonia ferme les yeux. C’est divin.

Plus rien. Elle ouvre les yeux. L’homme de tout à l’heure n’est plus là. Dans la pièce, d’autres objets sont étalés : un chevalet, une toile vierge, une palette de couleurs, des pinceaux. Sonia a toujours désiré faire de la peinture, mais n’a jamais trouvé le temps. Elle sent une envie très forte de prendre un pinceau. Sans qu’elle ait eu à lever le petit doigt, quelque chose prend forme tout à coup sur la toile, qui perd peu à peu sa blancheur et devient transparente. Cela ressemble étrangement à des cristaux de glace se formant sur une fenêtre l’hiver les jours de grand froid. Sonia s’est souvent demandé comment la nature pouvait réaliser de telles œuvres. Jamais deux cristaux pareils, tous ensembles ils forment un tableau unique d’une beauté éphémère qui scintille sous la lumière. Elle ferme les yeux sous l’émotion.

Elle s’approche d’un meuble curieux, un instrument peut-être, mais elle n’en a jamais vu de pareil. Sur un lutrin, des feuilles de musique. Elle caresse les touches du clavier. La musique, voilà une autre chose qui l’a toujours émerveillée; comment les compositeurs peuvent multiplier à l’infini les combinaisons de notes, de rythmes et d’harmonies.

Une image, un souvenir, un mot, un trait, une note, le début de la création, Sonia est submergée par cette pensée.


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Sonia est couchée. Elle entend des voix autour d’elle. Elle sent des mains qui la palpent, des doigts qui soulèvent ses paupières pour lui planter une lumière dans les yeux. « Les pupilles se dilatent, c’est bon signe. » Elle a mal partout. Graduellement, elle reprend conscience et pousse le cri qu’elle sentait monter en elle. « Mais qu’est-ce que vous faites? Laissez-moi. » Le médecin demande au personnel de quitter la salle. Il demande à Sonia si elle se souvient de ce qui s’est passé. Elle explique avec difficulté l’accident, des instants qui ont suivi, les sirènes, mais après plus rien. Sonia ne sait si elle doit mentionner son étrange rêve. Elle sent un besoin urgent d’en parler et se presse à tout raconter afin de ne pas oublier un seul détail. Le médecin la réconforte : « Au moins votre mémoire n’est pas affectée ». Il lui explique qu’elle a été plongée pendant quelques heures dans une sorte de coma. Le cerveau humain utilise ce mécanisme, soit une sorte d’état de veille, pour réparer le traumatisme qu’il a subi, appelé traumatisme crânien léger. À l’occasion, les patients avec ce diagnostic ont raconté avoir vécu à peu près le même genre d’expérience. Le médecin lui décrit ses autres blessures : un minime trait de fracture au bassin, une fracture de la clavicule et plusieurs ecchymoses. Elle doit être gardée en observation 24 heures et si tout va bien, elle pourra retourner chez elle. Sonia n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche que le médecin a déjà passé la porte.

Comme prévu le lendemain, Sonia reçoit son congé. On lui remet béquilles, canne et directives pour les quatre prochaines semaines : repos complet, ne rien faire pour permettre aux fractures de guérir. Visite avec le médecin dans quatre semaines.

Dans la voiture qui la ramène chez elle, Sonia se demande sérieusement comment elle va faire. Sa copine Danielle lui assure qu’elle a pensé à tout avec sa nièce Isabelle, qui viendra la visiter tous les jours. Sonia découvre son salon transformé en chambre à coucher. Heureusement, car elle se demandait bien comment elle allait se rendre à sa chambre au deuxième. Tous les objets appropriés à passer le temps sont à portée de main : téléphone, portable, télé, DVD, CD, livres et revues. Sonia ne peut plus avancer, elle se sent étourdie. Danielle part à la course et revient avec la chaise de l’ordinateur : « Pour les déplacements de Madame », dit-elle en riant. Danielle tente de l’encourager : « Depuis le temps que tu rêves de petites vacances tranquilles. » Sonia est épuisée, ferme les yeux en disant qu’elle y penserait plus tard.

Plusieurs heures sont passées. Elle appelle, rien. Elle aperçoit une note de la main de Danielle : je ne voulais pas te déranger, tu dormais paisiblement. Ton frère Serge passera t’apporter à manger. Elle entend une clé tourner dans la serrure et voit son frère. Avec l’aide de Serge, Sonia se lève pour s’asseoir sur la chaise à roulettes, finalement l’idée n’est pas bête. Ils soupent ensemble. Sonia rassure Serge qu’il peut partir rejoindre sa petite famille, qu’elle va pouvoir se débrouiller. Elle prend ses médicaments et retombe dans les bras de Morphée.

Au réveil, elle est seule, encore une fois. Elle n’est que douleur, on l’avait bien avertie à l’hôpital que les premiers jours seraient difficiles. « On dirait que je me suis fais passer sur le corps par un camion, mais non c’était un autobus. » Son rire se transforme en pleurs. Elle réalise qu’elle est seule. Elle se dirige vers une petite table de fortune préparée pour la circonstance avec four micro-ondes, cafetière, grille-pain et autres nécessités. « Cette Danielle a vraiment pensé à tout, mais comment fait-on pour porter sa tasse en béquilles? »

Elle regarde la télé, voit la pile de livres et de revues, mais réalise qu’elle n’a aucunement le désir de voir les images des autres ni de lire les mots des autres. Elle revient toujours à cette expérience un peu bizarre au moment de son accident et tente de comprendre le message que son cerveau essaie de lui envoyer. Y a-t-il un lien entre les souvenirs, les rêves et les désirs? La recherche d’un lien est peut-être le début de quelque chose, mais quoi? Plus elle cherche, plus elle ressent une envie pressante de mettre sur papier tout ce qui est dans sa tête. Les idées surgissent plus vite que sa main n’écrit. Elle écrit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à écrire. Est-ce le coup reçu sur la tête qui l’oblige à déverser le contenu de son cerveau sur papier?

De toute façon, elle a quatre semaines pour comprendre le problème. À part quelques visites et quelques appels, elle sera seule la majeure partie du temps, totalement seule, absolument seule, sans aucune interruption. Elle n’avait jamais évalué avant ce jour le poids énorme de la solitude. Pour tenter d’éviter l’apitoiement, Sonia décide de s’occuper à quelque chose de plus constructif.

Sa séance d’écriture l’a inspirée et elle projette de consigner les moments heureux, les souvenirs de voyages, de gens, d’objets. Cela lui fera passer le temps, car du temps elle en a. Elle tente de se remémorer chaque détail, de récupérer les images enregistrées sur les murs de sa mémoire et de les reproduire sur papier. Un souvenir en amène toujours un autre. Elle s’amuse avec les mots, s’attarde à la description de l’image évoquée, ce qu’elle voit, sent, goûte et ressent. Elle cherche des coïncidences, des liens. Lorsqu’elle relit les pages qu’elle a noircies, elle remarque qu’il manque quelque chose, que tout est trop beau. Ce n’est pas normal, la vie n’est pas comme ça. Elle veut explorer d’autres dimensions, prendre un chemin inverse et imaginer l’existence dans un monde autre que le sien. Elle commence par donner un titre à son récit nouveau genre « La fuite », nomme ses personnages venant de pays étrangers, un bateau, la mer. « Toujours la mer qui revient » pense-t-elle, en songeant à l’homme de son rêve. Chaque jour elle écrit, relit, reprend son histoire, ajoute des détails, change l’intrigue.

Les semaines passent. Sonia va mieux. Les douleurs ont diminué et ses fractures se consolident. Elle débute la physiothérapie et retrouve graduellement ses capacités physiques. La vie reprend et bientôt elle retournera au travail. Cet accident ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

Un an après l’accident, elle se prépare pour une visite à l’hôpital, une journée à voir les médecins, à passer des tests pour s’assurer qu’elle n’a pas gardé de séquelles de son accident. Elle prévoit collation, mots croisés. En cherchant un livre, elle retrouve le cahier d’écriture utilisé durant sa convalescence, délaissé depuis la reprise de ses activités. Elle le met dans son sac.

À l’hôpital, elle donne son nom au comptoir et tente de se trouver un siège dans la salle d’attente. La salle est pleine, mais un gentil monsieur lui offre son siège prétextant devoir aller aux toilettes. Elle s’installe et plonge la main dans son sac. Le premier objet qu’elle touche est le cahier. Sonia oublie les gens autour d’elle et plonge dans la lecture. Elle se dit qu’elle avait reçu un sacré coup sur la tête pour écrire de cette façon, mais continue tout de même la lecture des textes qu’elle avait pratiquement oubliés.


La fuite

Maria vit avec ses parents chez son grand-père. Il est tenancier d’un café dans un village du sud de l’Espagne. Son père passe ses journées au café de grand-père. Sa mère est enceinte et doit bientôt accoucher. Maria ne peut aller à l’école, car elle doit aider sa mère à la maison. Elle va chercher son père au café, doit insister, car sa mère s’apprête à donner naissance. Comme à l’habitude, son père a passé la journée à boire et il est passablement contrarié d’avoir à s’occuper de sa femme. Il grogne et pousse Maria devant lui. Maria sait que sa mère ne va pas bien, qu’elle s’est levée ce matin avec le visage tuméfié, se tenant le ventre et toute la journée, elle a perdu du sang. Elle a entendu ses parents se quereller hier soir, comme à tous les soirs d’ailleurs. Il y a un attroupement devant la maison. En entrant, la mère de Maria est par terre étendue dans une marre de sang. Elle est morte. Les gendarmes arrivent, questionnent la voisine. Ils amènent le père de Maria. Son père est accusé d’avoir provoqué la mort de sa mère. Il est mis en prison. Maria est envoyée en Algérie chez le frère de son père où elle doit tenir maison, sa femme l’ayant quitté. Il est de la même trempe que son père; le vin le rend agressif et violent. Un jour de fête dans le village, Maria se fait inviter par un beau jeune homme, le fils du potier. Il la trouve belle, parle d’amour. Il ne peut s’empêcher de goûter sa bouche. Il l’amène dans un coin retiré et lui jure qu’il l’aimera toujours, qu’il va la marier. Marie n’a jamais entendu d’aussi belles paroles. Elle répond aux caresses tendres de son amoureux. Maria s’alourdit. Son oncle connaît son secret. Elle est enceinte de ce bon à rien. Il la jette à la rue. Elle court raconter son malheur au fils de potier, qui se moque d’elle. Il nie lui avoir fait des promesses. Il dit que c’est elle qui a joué la provocatrice et lui ordonne de le laisser tranquille. Elle n’a que 16 ans. Elle n’a rien. Abandonnée, elle ne sait où aller. Elle pleure. Un gendarme s’approche d’elle, il se demande ce qui lui cause tant de peine. Il l’amène chez lui. Sa vieille mère connaît la jeune fille et comprend immédiatement la situation. Depuis un certain temps déjà, le gendarme n’en peut plus de voir l’abus dans ce petit village de paysans. Sa vieille mère le supplie de faire quelque chose pour la jeune fille. Il voit l’occasion qui se présente à lui. Il promet à Maria de l’épouser si elle accepte de partir avec lui. Il parle de ses projets de s’établir ailleurs où la vie sera plus facile où personne ne les connaît. Ils fuient pendant la nuit.

Sofia vit avec son mari et ses deux fils chez ses parents. Son père enseigne à l’université et sa mère est chimiste. Ils sont six personnes à vivre dans un logement de cinq pièces; deux chambres à coucher, un salon, une cuisine et une salle d’eau. Sofia est médecin pour la santé publique. Elle part chaque semaine faire l’inoculation des enfants dans les écoles. Elle laisse ses enfants chez sa vieille tante le lundi matin et les reprend le vendredi soir. Son mari travaille à l’extérieur de la ville. Elle n’en peut plus de cette vie et son mari non plus. Ils s’en parlent souvent sur l’oreiller le soir venu, lorsque les enfants sont endormis. Pendant des mois, ils planifient le moindre détail de leur fuite, mais ils n’en parlent à personne. La veille de mettre leur plan à exécution, Sofia confie à ses parents qu’elle et son mari ont décidé d’immigrer avec les enfants au Canada. Sa mère pleure, son père a les traits tirés et tristes, mais ils se consolent à l’idée que leurs petits-fils auront un avenir meilleur que dans ce pays où chacun a peur d’être dénoncé par son voisin, d’être emprisonné des années pour simplement avoir exprimé une opinion.

Sofia a demandé à un de ses confrères de lui remettre un certificat attestant que son plus jeune fils a des problèmes cardiaques et qu’il doit consulter dans les plus brefs délais un spécialiste en France. Évidemment, vu le jeune âge de l’enfant, il doit être accompagné de sa mère. Sofia remet les papiers aux autorités. En fin de journée, elle reçoit un appel du ministère lui donnant le laissez-passer nécessaire pour se rendre à Paris. Elle a des consignes très strictes à respecter : une seule petite valise pour elle et son fils et retour au maximum dans sept jours. Elle sait qu’ils seront fouillés et elle ne doit apporter que le strict minimum. Comment fera-t-elle pour tout laisser derrière elle ?

Les enfants au lit, son père et son mari creusent les talons des souliers de Sofia afin d’y glisser les quelques bijoux de valeur qu’elle pourra revendre. Elle et sa mère cousent quelques billets amassés au cours des années dans l’ourlet de son manteau. Tard dans la nuit, Sofia et son mari discutent des derniers détails de leur fuite : le logement à Paris, obtenir des passeports et retenir des places sur un navire qui les amènera tous au Canada. Elle enverra un télégramme au quatrième jour pour dire que l’enfant est au pire, les médecins ne lui donnant que quelques jours à vivre, et réclamer à son mari de se rendre à son chevet sur-le-champ avec son aîné, afin de faire leurs adieux au mourant. Au lever du jour, Sonia habille son plus jeune fils et explique au plus vieux qu’elle part avec le petit voir un médecin à Paris. Elle l’assure qu’ils se reverront bientôt. Elle embrasse très fort ses parents, sachant qu’elle ne les reverra peut être jamais. Elle installe le petit sur sa hanche gauche et empoigne la minuscule valise. Elle se dirige d’un pas ferme vers la gare. Elle espère ne plus jamais remettre les pieds dans ce pays merdique. Le sacrifice qu’elle doit faire est grand, mais les bienfaits pour ses enfants seront de loin supérieurs.

Sur le pont du navire qui les emmène au Canada, Maria tente de se couvrir avec son manteau devenu trop étroit. Son nouvel époux Marcel la couve tendrement de ses bras. Maria ne l’aime pas, mais fera tout pour cet homme bon, la seule personne qui ne s’est jamais souciée d’elle. Au même moment, Sofia regarde la mer avec son mari et ses deux fils. Ils se dirigent vers le pays de la liberté. Sofia s’étonne de la facilité avec laquelle elle a pu exécuter son plan. Elle ressent une pointe de regret devant ce qu’elle laisse derrière elle, mais a grand espoir que le meilleur est devant elle. Sofia a remarqué le couple, dont la jeune femme est sur le point de donner la vie. Elle se dit qu’ils sont probablement dans la même situation qu’elle et sa famille : en fuite.

Sonia lève de la tête du cahier, note qu’il y toujours autant de gens dans la salle d’attente et replonge dans sa lecture. Elle relit les premiers textes, ceux où elle raconte l’accident, le rêve qu’elle a fait au moment de son coma. Elle vient de finir la partie où elle est sur la plage avec l’inconnu et s’étonne de ce qu’elle a écrit. À ce moment, un homme vient s’asseoir devant elle. Leurs regards se croisent. Elle s’interroge puis reconnaît le regard noisette. De son côté, l’homme la dévisage, puis sourit, se lève et vient s’asseoir sur le banc à côté de Sonia. Il se présente et lui demande : « Il me semble vous connaître. Est-ce qu’on ne s’est pas déjà rencontré sur une plage? ».

Par Josée

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