10 mai 2007

J'avais tant de rêves devant moi...

J’avais tant de rêves devant moi, tant de projets à réaliser… Un si bel avenir… Maintenant, depuis quelques secondes, je sais que plus rien ne m’attend. Je baigne dans ce vide, une cruelle incertitude, tout en sachant pertinemment que la vie me quittera. C’est tout ce dont je suis sûre. Comment est-ce arrivé? Je ne sais plus… La douleur, je me souviens de la douleur déchirante. Son souvenir pourtant déjà s’effrite tandis que me reviennent des bribes de mon existence si brève. Ces lambeaux s’attachent encore à moi, pourtant je les sais futiles, je les sens s’éloigner. L’image de l’arme blanche que j’ai enfoncée dans mon ventre profondément, avec la volonté du désespoir lancinant qui me tourmentait, me revient. Ma vie désormais me dégoûtait puisqu’une impasse m’avalait, et la seule source de bonheur alimentant mes jours s’était tarie au bout de ses gouttes. Je ne voulais survivre à la perspective de la chute, une autre, trop abrupte. Cédric m’avait réappris à vivre, et dans ses bras je goûtais la douceur d’une peau apprivoisée timidement, puis tendrement et suavement. Mais soudain, les aléas décidèrent de foutre la pagaille entre nous, de faire émerger une vie là où elle n’avait pas sa place, un rapace qui me digérerait entière. Ô drame, vertige, douleur innommable. Même celle qui me transperça le ventre il y a peu ne l’apaisa pas. Le sacrifice de ma vie pour rien… Mon âme tâchera bien de s’éteindre sous peu, pour achever l’anéantissement de ce que je fus, cette absence, faille rêche qui n’a jamais trouvé de terre meuble pour la combler. Mon cœur se taira, emportant avec lui les traces de cet amour fatal qui aura eu raison de moi, ces images du passé, lointaines, qui crient ma vie en épisodes épars.


Un Éden

La rivière coule discrètement entre les amas de mousse et les roches lisses, son doux bruissement emplissant le silence de la forêt. Peux-on vraiment parler de rivière? Elle s’apparente davantage à un ruisseau, mais sa seule présence génère mille vies, mille activités dans le petit écosystème discret. Au printemps, on y aperçoit des sabots de la vierge, et le petit cours d’eau s’en gonfle d’importance. La jeune fille du mois passé y a déposé sa virginité, en compagnie de son ami tremblant de nervosité. Le couple marchait silencieusement, main dans la main, à travers ce musée naturel imposant le mutisme. Aux abords du cours d’eau ils se sont agenouillés pour boire quelques jets de l’ondée, puis déguster un léger goûter. La faune peu habituée à une telle présence les épiait, retenant son souffle devant les amoureux qui s’embrassaient délicatement. Le garçon avait allongé sa douce sur la mousse, comme on déplie une étoffe précieuse. En la dévêtant, il prenait soin d’embrasser les étendues de peau découvertes, pour y graver sa présence. Bientôt leurs corps nus, chauds, s’étreignirent passionnément dans un silence ponctuée de soupirs et de halètements, devant les grenouilles et libellules qui remuaient tout autour. Ils s’endormirent quelques heures, blottis l’un contre l’autre dans un sommeil duveteux. Lorsque le jour tomba, le cri du hibou brisa le silence et les tira de leurs rêves. Depuis, un ruban noir a scellé sur une talle de muguet l’union de deux adolescents qui se promettaient un amour éternel.


Le passé

Sandrine n’avait jamais connu l’amour. Tout de ce mot l’effrayait. Et paradoxalement, elle en rêvait à toutes les nuits ! Impossible de décrire cette peur, sinon en ce souvenant des rires qui fusaient jadis dans la cour de récréation quand on parlait d’elle. C’était loin, le primaire, et les enfants peuvent être bien méchants… Sans savoir pourquoi, on l’avait élue tête de turc, d’emblée. Probablement préférait-on rire d’elle plutôt que de se retrouver à sa place… Pourtant, ses longs cheveux roux et ses yeux verts démesurés la rendaient on ne peut plus jolie. On la surnommait la grenouille, justement, parce que ses lunettes « surdimensionnaient » les iris verts. Se soustraire à la règle de persécution attirait le même sort que la victime, ce à quoi personne ne désirait goûter. Après l’école primaire, grâce à la dilution apporté miraculeusement par l’école secondaire, la fillette perdit toute identité. La jeune femme qui en émergea alors décida d’effacer le passé et de devenir splendide. S’opéra alors un miracle incroyable : tous ses anciens camarades se vantèrent bientôt de l’avoir connue. Non contente de posséder une beauté opulente mais sans excès, elle était dotée d’un tempérament amical lui valant tout les compliment du monde. Personne, personne ne savait plus la mettre de côté, c’était vain et absurde. Pourtant, ses relations se maintenaient toutes au stade amical, probablement parce qu’aucun garçon ne voulait en venir à lui briser le cœur. Et pourtant, un jour, Cédric s’y risqua. Non qu’il était complètement stupide, mais il cultivait un idéal simple et pur de l’amour. En remarquant que les cheveux roux carotte de son ancienne camarade de classe devenaient auburn, en découvrant son immense talent de pianiste, eh bien, il avait tout bonnement cessé de dormir. Combien d’heures avait-il passées à prétexter des difficultés en mathématiques, dans le seul but d’effleurer les mains de sa camarade! Chaque fois qu’ils se quittaient, Sandrine se demandait dans quels gouffres pourrait la projeter une chute des nuages où elle reposait. Une histoire naquit pourtant au fil des rencontres, une relation qui de jour en jour se fortifiait au gré des promesses d’éternité.


Le journal

Depuis qu’une vie a pris possession de moi, je n’existe plus. Si seulement le temps avait pu retarder de quelques années ses aléas, tout se serait concrétisé de la plus parfaite des façons. Seulement voilà, le destin ne sait pas attendre. De jour en jour je sens se tempérer doucement mon être, se résigner ma rage de vivre à glisser dans l’oubli. Jamais je ne pourrai mener ce combat, affronter mon environnement et ma famille qui commencent à peine à m’être moins hostiles. La seule idée de défendre une situation à laquelle je ne tiens même pas me terrifie, et devoir subir un avortement me tuerait encore davantage que mon propre décès, me viderait de deux vies plutôt qu’une seule. L’opinion de Cédric, lequel déjà me hait de refuser la conséquence de notre amour, me suivrait comme une ombre corrosive. Le refus de la décision m’ouvre toute grande la porte de la fuite que j’entends m’appeler, et même la lâcheté qui me colle aux tripes ne m’effraie plus.

Une deuxième naissance m’attendra peut-être au bout de la route, à l’orée de ma forêt trop dense, trop opaque. La mort m’apparaît de moins en moins lointaine, et de plus en plus inévitable. Comme le sable qui vole au vent, je m’éparpille et me dissous dans l’air ambiant. L’essence vitale des êtres est-elle soluble? Cela justifierait que certains manquent d’envie de vivre. Que subsiste-t-il des âmes jetées à l’oubli par l’avortement, de ces bourgeons d’enfants jamais éclos? Le mien, saura-t-il me pardonner ma lâcheté, pourrais-je lui donner ma vie lorsque celle-ci m’aura quittée? Je commettrai un double suicide, ou peut-être parviendrai-je à rejoindre ce bébé non germé en me libérant de mon crime. L’ « auto-mort » me sidère de par son ingéniosité ou sa bêtise. Je veux rejoindre la lumière pour mieux m’y brûler, m’y fondre, m’y éblouir tout à fait et ultimement. Mon esprit diaphane tente de s’évader, pulse contre ma boîte crânienne, mais sait-on si il s’y trouve vraiment? Le désir de mettre un terme au cortège de mes jours inutiles et rongés par la pression m’obsède. Dieu a sûrement raté son coup. Oui, voilà, je suis un échantillon de piètre qualité de la race humaine ne souhaitant que l’extinction de sa condition. Moi, je n’aspire qu’à éteindre la flamme vacillante qui crépite encore faiblement dans mon cœur, par erreur. Je ne suis pas, j’existe. Je ne vis pas, je fais acte de présence.


La contrepartie

Combien de graines meurent desséchées, sans avoir pu donner la vie? Combien d’embryons détruits n’auront jamais vu le jour? Cédric se questionne : il y a quelques minutes à peine, on lui annonçait qu’il aurait pu devenir père mais qu’on lui refuse ce droit. Sans savoir si la fibre paternelle trempe dans sa tasse de thé, le jeune homme sent une frustration émerger au centre de sa poitrine. Sandrine refuse ce bébé : elle ne possède aucune expérience de la vie, se sait incapable d’avouer à ses parents le geste commis; et si la matrice n’en veut pas, le géniteur n’a pas voix au chapitre. Malgré tous les non-sens de la situation, ce dernier ouvre des yeux neufs sur le monde depuis qu’il sait avoir allumé une étincelle quelque part, une petite flamme qui se consume doucement. Lui, il aurait bien envie d’un jour jouer dans la baignoire avec un petit bout de choux, un paquet d’émotions qui rit et pleure en posant mille questions assommantes. Alors peut-être le destin vient-il lui parachuter ce bonheur en sachant que le garçon ne prendra jamais le temps de le cueillir lui-même. Que de nos jours, on attend les conditions idéales, presque inatteignables, avant d’oser « faire des enfants ». Cédric a réfléchi à son plaidoyer pour retarder l’exécution, pour trouver le temps d’envisager d’autres avenues. Soudain, son existence revêt une tout autre signification, une importance capitale et déterminante.


L’expertise

Je n’ai pas le cœur sensible, sinon je n’exercerais pas ce métier. Évidemment, j’en ai vu de toutes les sortes, de tous âges et de tout acabit, des corps épars, sur la civière livrés à ma compétence. Parfois, j’éprouvais un regain d’énergie qui m’insufflait la force de pratiquer ma science sur ces gens. Mais d’ordinaire, je ne ressentais plus le désir de sauver le monde, la flamme passionnée s’était éteinte depuis longtemps. J’en vins à plusieurs reprises à me demander quelle vocation malveillante avait mis le grappin sur moi, comme si mon destin s’était tracé de lui-même sans mon consentement. En fait, de mes souvenirs je n’avais trace de l’amour de la chirurgie. Celui qui avait étudié dans ce domaine avec ferveur s’appelait l’étranger, trop loin de moi pour m’appartenir. Une impression de boucherie me frappait souvent quand je levais les yeux vers mon équipe aux avant-bras ensanglantés, munis d’outils à l’apparence violente et froide. Mais un jour, je l’ai eue sur ma table. À cet instant, tout en moi a revêtu un autre nom, je me suis découvert poète éperdu d’amour. D’abord, il a fallu œuvrer dans son ventre empli de vie morte, et moi j’avais la sensation de lui faire l’amour de mes doigts rendus malhabiles par l’émotion. Elle s’était poignardée elle-même, je le sus au moment même ou l’on me découvrit ses plaies offertes. La douce errait entre les mondes, tanguait au son du cardiogramme. Un état second m’habitait, je me croyais muni d’un pouvoir dépassant l’entendement. Je détiens toujours cette force dans mon bloc opératoire, j’accompagne souvent mes patients entre deux eaux, mais celle-là, elle était mienne. Lorsque son cœur commença à ralentir, je voulus lui transfuser ma vie, je désirai me scinder à ses entrailles pour l’empêcher de partir. Je priais dans toutes les langues, j’invoquais toutes les forces, je me découvrais croyant, moi qui avais les deux pieds coulés dans l’athéisme. En un foudroyant éclat de lumière, je vis son âme s’envoler, j’aperçus son visage souriant de se savoir enfin libérée. Je voulus la saisir, mais elle m’échappa alors que son cœur cessa de battre au creux de mes mains. Tandis qu’elle glissait hors de sa prison charnelle, je compris que sa volonté était faite, et qu’elle ne serait jamais mienne.


Le jugement

Plus les millénaires passent, moins je crois en l’humanité. Celle-ci, cette jeune fille, la dernière à s’être présentée devant moi, m’a laissé coi. Où ai-je failli pour que l’amour unissant deux êtres aimant la vie prenne une tournure si dramatique? Je ne sais, je fais face au dilemme. Sandrine, ma Sandrine, cette enfant que j’aime comme chaque autre, nomme par son propre nom et connais par cœur, a invoqué mon aide. A gémi entre ses sanglots. J’ai senti sa voix résonner dans mon éternité, murmurer désespérément que je la débarrasse de l’enfant ancré en son sein, que je ravive les sentiments de Cédric. Elle implorait un signe ou une force qui lui aurait permis de mener à bien sa grossesse, de faire front et sauver sa propre existence à la fois. Dieu a ressenti le désarroi jusque dans ses tripes divines, s’est su homme un tout petit peu au moment où la jeune fille a saisi l’arme et l’a enfoncée dans son ventre, assistant à l’effondrement d’un corps frêle tordu de douleur, noyé de pleurs. Non, tout n’est pas perdu : on la trouve, on l’emmène, on lui rendra sûrement la vie... Mais le Créateur ne peut sauver les hommes contre leur gré, doit respecter leur décision. Je veux son âme, pense-t-il, je dois la garder du bon côté malgré le geste de négation totale. L’étincelle pure et innocente qu’elle porte ne pourra errer seule. La justice divine ne tranche pas au scalpel, elle sait encore écouter les lamentations mêmes muettes qui lui parviennent sous une forme ou sous l’autre. Je déroge à mon absolu, et la garderai près de moi. Je l’ai entendue.

Par Éloïse

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